Ce jeudi, en présence de l'auteur et en lien avec l'image exposée, la diffusion du film prévu et qui a donc été réalisé deux mois plus tard. Il s'appelle « CHACUN POUR L'AUTRE ».
Ci-dessous, quelques mots d'explication sur les circonstances du tournage ...
“J'ai réalisé cette photographie le 26 août 1993 dans la cour de la prison de Gombustan, près de Bakou, en Azerbaïdjan.
À l'époque, cela fait déjà une dizaine de jours que je séjourne dans le Caucase pour suivre le travail des délégués du Comité international de la Croix-Rouge. Le but est de réaliser un film pour montrer en quoi consiste leur travail sur les terrains de conflit. Le film doit servir ensuite à la formation des futurs délégués. La région du Caucase a été choisie pour ses guerres d'un genre nouveau – entre l'Abkhazie et la Géorgie, au Haut Karabakh entre Arméniens et Azéris – dues à la désintégration de l'URSS. Ces conflits présentent alors des situations particulièrement complexes et difficiles à gérer pour le CICR.
Ce jour-là, je suis encore en repérages. Je n'ai donc pas de caméra avec moi, juste un vieux Konika Autoreflex T3 pour prendre quelques photos et un polaroid SX-70 (acheté dix ans plus tôt chez Photo Schelling à Fleurier !)
Au matin du 26 août, au siège du CICR à Bakou, la tension est à son comble. Chacun s'active pour régler les derniers détails de la libération – prévue pour l'après-midi – des détenus arméniens de la prison de Gombustan. Le repas de midi est avalé à toute vitesse.
Au volant de la Landcruiser qui longe la mer Caspienne en direction de la prison, André Picot, chef de la délégation, donne l'impression de douter encore de l'événement. La libération aura-t-elle vraiment lieu ? Et son interlocuteur Abassov, un apparatchik du régime azéri, ne réserve-t-il pas comme à son habitude une surprise de dernière minute ? Dans les circonstances présentes, on peut le redouter.
À l'intérieur de la cour de la prison, la longue attente commence. André et Eugénie, son interprète russe, Jennifer Jachimow et Bettina Schoch, deux déléguées qui ont déjà visité les détenus de Gombustan, ainsi que Thierry Shreyer, secrétaire Agence et coordinateur pour le Caucase, font face aux dirigeants de la prison. On échange quelques amabilités, puis on palabre en attendant l'arrivée d'Abassov. Le temps semble suspendu.
Enfin les prisonniers sont extraits de leur géôle et amenés dans la cour, flanqués de leurs gardiens. Les hommes ont la tête rasée et portent un costume de détention d'un gris sale uniforme. Seules les femmes ont eu le droit de revêtir des habits civils. Jennifer et Bettina s'approchent d'elles. Des visages amaigris et fatigués s'éclairent, des mains se tendent. Puis les gardiens font asseoir les détenus sur trois bancs dans un coin de la cour (voir photo noir-blanc). Et l'attente reprend.
Une Volga noire aux vitres teintées finit par arriver. Abassov, carrure imposante, visage caché derrière des lunettes noires, en descend. Il est rejoint par une meute de journalistes azéris venus assister à cette libération auquel le régime veut donner une importance historique. Abassov commence par lire une déclaration du président Aliev. Il confirme la volonté de l'Azerbaïdjan d'appliquer les Conventions de Genève que le parlement azéri vient de ratifier. En conséquence, il déclare que les détenus de Gombustan, des civils arrêtés sur la seule base de leur origine ethnique, doivent être purement et simplement libérés. Il formule même des excuses à leur égard. André Picot n'en revient pas.
Les représentants de la presse azérie contestent vivement cette libération, insinuant qu'il y a peut-être des espions parmi les détenus. Une longue discussion s'engage devant les prisonniers médusés. Abassov doit faire front et argumenter une heure durant face aux journalistes. André, lui, est sommé de donner des assurances quant au rôle humanitaire et apolitique du CICR.
En fin d'après-midi, la presse est enfin calmée, l'heure de la libération approche. Mais coup de théâtre : les détenus ont besoin de documents d'identité pour voyager ! Étant le seul à disposer d'un appareil polaroid, je propose aussitôt de réaliser les portraits des prisonniers. Je retourne seul avec eux dans leurs cellules. Comme il ne me reste qu'un pack d'une dizaine de photos, je les photographie deux par deux. Pour la première fois, je peux enfin les voir sourire. Puis je découpe les visages de chacun et les apporte à Jennifer et Bettina qui les agrafent sur les documents de voyage. En souvenir de ce moment exceptionnel, j'ai conservé ces images sans visages.
Au crépuscule, un bus emmène les ex-détenus jusqu'à l'aéroport de Bakou. Rideaux tirés pour ne pas éveiller l'attention. Il fait nuit lorsque tout le monde embarque dans un Yak 40 d'Azerbaïdjan Airlines, affrêté par le CICR. Il doit nous emmener jusqu'à Tbilissi, en Géorgie. Impossible en effet pour un avion azéri de voler directement sur Erevan, la capitale arménienne. Alors que les passagers du vol, toujours vêtus de leur uniforme gris de prisonnier, attendent le décollage en retenant leur souffle, une hôtesse azérie pimpante et supermaquillée fait une apparition surréaliste. Ondulant entre les sièges, elle entreprend de servir à chacun, avec un grand sourire, comme si de rien n'était, un verre de jus d'orange !
Durant le vol, hommes et femmes commencent à se détendre. Ils rient, parlent aux uns et aux autres, se mettent à raconter. Quand l'avion amorce sa descente vers Tbilissi, certains chantent, d'autres esquissent des pas de danse. Une déléguée reçoit en présent d'un détenu la seule chose qu'il possédait, un fruit arraché à un arbre dans la cour de la prison. C'est une belle grenade rouge, symbole arménien de l'éternité.
L'aéroport de Tbilissi est en pleine déglingue. Plusieurs avions en pièces détachées jonchent le tarmac. Dans l'aérogare désert, un vieux pèse bagages fonctionne encore. Les hommes désormais libres font la queue pour grimper l'un après l'autre sur la balance. Ils veulent tous savoir combien de kilos il ont laissé là- bas, derrière les barreaux de leur prison.
C'est la dernière image que je garde de cette journée. Une journée dont je me souviendrai longtemps. À elle seule, elle aurait pu faire un film entier. Mais ce jour- là je n'avais pas de caméra...